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Expirer, inspirer


Au musée zoologique ou l'humanité mise en scène

Le musée zoologique de Strasbourg va fermer durant trois ans pour être transformé. Dans trois ans, c'est sûrement un lieu différent de celui que j'avais l'habitude de fréquenter qui réouvrira. Une dernière visite, le dernier jour d'ouverture, m'a permis de réfléchir au sens de ce lieu, à ce qu'il pouvait raconter de notre rapport au monde... 

 

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Classer le vivant impose de le fragmenter, de le découper en petits morceaux, petits fragments, de plus en plus petits que l’on va organiser par branches, lignages, lignées, familles, étagères, meubles, ensemble d’étagères, salles, bâtiments… Chaque étagère regroupe un infime fragment du vivant, chaque meuble un ensemble de fragments, un plus grand fragment, chaque alcôve un plus grand fragment encore, comme une immense bibliothèque de fragments visibles isolément, comme le livre comprend un début et une fin, une couverture, un sommaire, des chapitres et cotoie d’autres livres. Seul le vivant fragmenté se laisse classer, à condition de se laisser fragmenter… Car le vivant peut-il se laisser fragmenter alors qu’il vit ? Alors qu’il interagit, se mélange, respire, échange, se transforme ? Alors qu’il s’adapte aux milieux qui s’adaptent à lui dans un cycle perpétuel d’adaptation et de réadaptation ?

 

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En s’adaptant, un fragment devient autre, repoussant les autres fragments, déformant le classement, créant un nouvel espace sur l’étagère saturée de fragments ordonnés les uns par rapport aux autres dans une apparente stabilité. L’intervalle entre les fragments prend alors sens, car il ne sépare pas, mais abrite dans un espace invisible ou impensable tous les liens, interactions, relations entre chaque fragment. Et ce vide n’est pas qu’horizontal, propre à chaque rangée sur chaque étagère, mais pluriel et  incompréhensible dans les trois dimensions de l’espace géométrique du parallélépipède que constitue le meuble. Comment pourraient se raconter les interactions, les liens, transformations entre les fragments du vivant dans ces étagères ? Comment pourrait se défragmenter le vivant ? 

 

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Mais peut-être que l’espace du musée, pensé par les humains pour les humains n’a pas vocation à défragmenter le vivant. Peut-être, oui, j’en suis sûr, que ces étagères nous parlent davantage des humains que du règne animal et des oiseaux qui s’y nichent, figés, sur leurs perchoirs ou leurs socles. Ces étagères ne nous parlent-elles pas de nos rapports au reste du vivant, de cette domination que l’on a instauré sur le reste du vivant en le fragmentant, divisant, classant et rangeant derrière les vitrines.? De part et d’autre de la vitre, c’est notre rapport au monde, à la biosphère qui se joue, se noue dans le regard que l’on pose sur l’oiseau mort, posé ici, étiqueté, proche de nous humains et pourtant dans un ailleurs, l’ailleurs de cette bibliothèque vitrée du vivant, de cet espace de la connaissance abstraite d’un monde séparé mis à distance de nous. L’oiseau est dans le meuble, nous sommes dehors. Nos espaces sont séparés. Cette séparation et le vide entre chaque fragment sont le rappel de cette domination, de ce découpage qui divise, réduit, amenuise le vivant non-humain. L’oiseau, les oiseaux, mêmes multipliés à l’infini ne sont pas le sujet de la salle. Ce sont les humains qui sont exposés ici, mis en scène dans leurs manières de penser leurs rapports au monde face à l’altérité radicale de l’animal. La multitude ordonnée me sidère car elle exprime ce désir de domination ;  car oui, c’est bien moi que je vois dans la vitrine, ce sont les humains qui se regardent eux-mêmes, dans cette vitrine, cette alcôve, qui nous met face à ces fragments d’un vivant organisé et ordonné autour de nous. Un musée zoologique peut-il ne pas être anthropocentré ? 

 

 

 (photos NF)

 


22/09/2019
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