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(poésie de la relation) de Francisco de Goya à Léon-Gontran Damas

POUR TOI ET MOI

 

 

Pour toi et moi

qui ne faisions l’un et l’autre

Qu’un seul pris hier encore

au jeu du nœud coulant

à moins que ce ne fût

au nœud coulant du jeu

ou encore au jeu coulant du nœud

voici que chante pour nous deux

la rengaine de l’un sans l’autre

tous deux désormais dos à dos

 

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Dos à dos je ne

dos à dos tu ne

dos à dos je ne sais

dos à dos tu ne sais

je ne

tu ne

nous

nous ne savons l’un l’autre

plus rien de l’un

plus rien de l’autre

si ce n’est ce grand besoin que nous avons l’un l’autre

de ne plus rien savoir de l’un de l’autre

défait

dé-lié

dé-noué

le jeu coulant du nœud

le nœud coulant du jeu

le jeu du nœud coulant

 

 

Léon-Gontran DAMAS, Névralgies, 1937

 

Images : photographies du portrait de Bernard de Iriarte  de Francisco de Goya,  1797,

Musée des Beaux-Arts de Strasbourg



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J'entretiens depuis plus de vingt ans une relation intense avec l'oeuvre de l'artiste Francisco de Goya, depuis que je tombai, chez un bouquiniste où j'avais l'habitude d'aller perdre mon temps et mes économies à la sortie du lycée, sur une édition des "Caprices". Ces images de songes, sorcières, monstres, femmes et hommes dans l'inquiétude ou la folie, dans la violence ou l'apathie, eut sur mon esprit adolescent un effet inoubliable : je ne quittai plus les images des yeux, tournant nerveusement les pages, observant avec frénésie chaque image et découvrais peu à peu ce qui se cachait dans les ombres de chaque image. Je découvris la peinture de Goya un peu plus tard, à travers ce portrait, présenté au musée des beaux-Arts de Strasbourg. Depuis, je lui rendis régulièrement visite, comme à un ami et nouai petit à petit une relation intime avec chaque coups de pinceau de Goya, des plus fins, ceux qui soulignent le contour des lèvres frémissante du modèle, à ceux, plus larges, qui constituent le manteau de velours du modèle, mêlant l'évocation précise de la sensation de la matière au flou du pinceau au flou d'un corps qui respire et semble vivre face au spectateur qui le contemple 222 ans plus tard.

 

Et pourquoi Léon-Gontran Damas ? Parce qu'il s'agit aussi d'un ami, avec qui je noue, par-delà le temps, une relation sensuelle, presque sentimentale, non pas sur les pigments (quoique la poésie de Léon-Gontran Damas est pleine de couleurs !) mais sur les mots, alignés et imbriqués, qui évoquent, dans le poème repris ici, le récit d'une relation, intime et violente, intense et détachée, avec un être, une oeuvre un corps, une vie lointaine comme l'est la mienne de celle de Goya ou de Léon-Gontran Damas.

 


10/11/2019
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Au musée zoologique ou l'humanité mise en scène

Le musée zoologique de Strasbourg va fermer durant trois ans pour être transformé. Dans trois ans, c'est sûrement un lieu différent de celui que j'avais l'habitude de fréquenter qui réouvrira. Une dernière visite, le dernier jour d'ouverture, m'a permis de réfléchir au sens de ce lieu, à ce qu'il pouvait raconter de notre rapport au monde... 

 

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Classer le vivant impose de le fragmenter, de le découper en petits morceaux, petits fragments, de plus en plus petits que l’on va organiser par branches, lignages, lignées, familles, étagères, meubles, ensemble d’étagères, salles, bâtiments… Chaque étagère regroupe un infime fragment du vivant, chaque meuble un ensemble de fragments, un plus grand fragment, chaque alcôve un plus grand fragment encore, comme une immense bibliothèque de fragments visibles isolément, comme le livre comprend un début et une fin, une couverture, un sommaire, des chapitres et cotoie d’autres livres. Seul le vivant fragmenté se laisse classer, à condition de se laisser fragmenter… Car le vivant peut-il se laisser fragmenter alors qu’il vit ? Alors qu’il interagit, se mélange, respire, échange, se transforme ? Alors qu’il s’adapte aux milieux qui s’adaptent à lui dans un cycle perpétuel d’adaptation et de réadaptation ?

 

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En s’adaptant, un fragment devient autre, repoussant les autres fragments, déformant le classement, créant un nouvel espace sur l’étagère saturée de fragments ordonnés les uns par rapport aux autres dans une apparente stabilité. L’intervalle entre les fragments prend alors sens, car il ne sépare pas, mais abrite dans un espace invisible ou impensable tous les liens, interactions, relations entre chaque fragment. Et ce vide n’est pas qu’horizontal, propre à chaque rangée sur chaque étagère, mais pluriel et  incompréhensible dans les trois dimensions de l’espace géométrique du parallélépipède que constitue le meuble. Comment pourraient se raconter les interactions, les liens, transformations entre les fragments du vivant dans ces étagères ? Comment pourrait se défragmenter le vivant ? 

 

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Mais peut-être que l’espace du musée, pensé par les humains pour les humains n’a pas vocation à défragmenter le vivant. Peut-être, oui, j’en suis sûr, que ces étagères nous parlent davantage des humains que du règne animal et des oiseaux qui s’y nichent, figés, sur leurs perchoirs ou leurs socles. Ces étagères ne nous parlent-elles pas de nos rapports au reste du vivant, de cette domination que l’on a instauré sur le reste du vivant en le fragmentant, divisant, classant et rangeant derrière les vitrines.? De part et d’autre de la vitre, c’est notre rapport au monde, à la biosphère qui se joue, se noue dans le regard que l’on pose sur l’oiseau mort, posé ici, étiqueté, proche de nous humains et pourtant dans un ailleurs, l’ailleurs de cette bibliothèque vitrée du vivant, de cet espace de la connaissance abstraite d’un monde séparé mis à distance de nous. L’oiseau est dans le meuble, nous sommes dehors. Nos espaces sont séparés. Cette séparation et le vide entre chaque fragment sont le rappel de cette domination, de ce découpage qui divise, réduit, amenuise le vivant non-humain. L’oiseau, les oiseaux, mêmes multipliés à l’infini ne sont pas le sujet de la salle. Ce sont les humains qui sont exposés ici, mis en scène dans leurs manières de penser leurs rapports au monde face à l’altérité radicale de l’animal. La multitude ordonnée me sidère car elle exprime ce désir de domination ;  car oui, c’est bien moi que je vois dans la vitrine, ce sont les humains qui se regardent eux-mêmes, dans cette vitrine, cette alcôve, qui nous met face à ces fragments d’un vivant organisé et ordonné autour de nous. Un musée zoologique peut-il ne pas être anthropocentré ? 

 

 

 (photos NF)

 


22/09/2019
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« Strasbourg – Super-marché de Noël », ou le spectacle obscène du capitalisme mis en scène

N.B. Ce texte a été écrit en 2015, relu et revu en août 2019.  

 

 

Doigts rougis. Une légère écume s’échappe de ses lèvres. Ses doigts tremblent. Les paupières sont descendues. Il ressent une intense fatigue, qu’il va devoir contenir, jusqu’à tard, jusqu’à ce qu’il puisse retrouver un lieu chauffé, pour se réchauffer, pour quitter ce froid, froid de novembre, de décembre, froid de la nuit qui tombe tôt, froid de la nuit qui dure longtemps. Il ne peut pas quitter pas le petit espace qui sépare le comptoir du présentoir durant ses dix heures de service. Il faut ouvrir l’échoppe à onze heures, fermer à huit heures, parfois neuf ou dix heures, et attraper le chaland émerveillé. La nuit est sombre. 

 

Il attend, de longues minutes. Une femme se présente, lourdement achalandée de différents sacs, bagages, valises. Tous les sacs seront ouverts, observés, calmement, dans le froid et l’inconfort d’une chaussée simplement fermée à la circulation par des barrières en acier et des bornes en béton. La dame est polie, attentive, observe l’observateur observant dans ses sacs ouverts et rapidement refermés avant qu’elle ne puisse reprendre son chemin. La foule se presse, calme, mutique, silencieuse. Sacs ouverts, manteaux parfois, les lampes de poches se fraient un chemin lumineux dans les sacs, sachets, valises, manteaux, vestes ouvertes. Les ombres silencieuses retrouvent la pénombre glacée. 

 

Je suis perdu dans la foule. J’entrevois, tout proche, les hommes en noir, puis ceux en vert, d’autres corsetés de gilets jaunes. Les longues tiges métalliques froides effleurent ma veste, mais je crois les sentir au fond de moi, enfoncés dans mon cœur, dans mes pensées, dans mes yeux grand ouverts par les lumières innombrables. La foule m’inquiète. Je me sens terriblement seul parmi les armes chargées, parmi les milliers de corps en mouvement autour de moi. Mes doigts sont rougis et cisaillés par les anses des sacs en papier chargés, lourdement. Ils doivent encore se charger, se remplir, pour que je puisse repartir sans regret dans mon quotidien. 

 

Les festivités de Noël, liées à la religion chrétienne peuvent offrir un objet intéressant à observer dans leur longue durée, du fait de leur périodicité annuelle. A Strasbourg, autoproclamée « Capitale de Noël », la période précédant cette fête donne lieu, chaque année à une transformation particulièrement marquée du centre-ville, pour rendre visible la préparation de cette fête dans la ville en lui permettant de se déployer dans l’espace public par différents signes. Une diversité de dispositifs, signes et aménagements provisoires revient ainsi chaque année signifier le début de la période (environ un mois) précédant Noël : illuminations dans les rues, sapins décoratifs, chalets en bois regroupés en villages ou « marchés » et abritant des commerces… Ces différents aménagements temporaires, qui marquent « traditionnellement » le mois de décembre à Strasbourg ont été complétés, depuis les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et de l’attaque à caractère terroriste du 9 décembre 2018, par différents dispositifs de sécurisation et de filtrage assortis d’une présence militaire et policière visible. Si ces dispositifs sécuritaires semblent être liés à un événement particulier, à savoir la recrudescence d’attentats émanant de groupes s’affirmant comme islamistes en France et en Europe depuis 2015, il semble également, et c’est l’une des hypothèses que l’on développera ici, que ces dispositifs sécuritaires constituent une étape supplémentaire d’un processus, amorcé depuis plusieurs décennies, de transformation de l’espace urbain, de ses modalités d’appropriation et d’usage. Le développement des dispositifs de sécurisation, aujourd’hui visibles et omniprésents, ne résulterait donc pas, d’une conjoncture particulière mais participerait plus largement aux transformations, sur un temps long, des villes insérées dans le processus global de métropolisation, caractérisé aussi par l’expression de « révolution urbaine » par Henri Lefebvre, dans les années 1970. Plus qu’une sécurisation temporaire mise en place lors d’évènements regroupant de grandes masses de personnes, ces dispositifs sécuritaires seraient la manifestation visible d’une évolution structurelle et progressive de l’espace urbain liée aux réajustements des rapports du capital au territoire et sa production, tout au long du XXe siècle. 

 

Dans le cas strasbourgeois, la période des marchés de Noël, qui dure de la fin du mois de novembre jusqu’à Noël et, partiellement, jusqu’au 31 décembre[1], se caractérise depuis quatre ans par la mise en place de plusieurs dispositifs sécuritaires[2]. Les transports publics, notamment les lignes de tramway, voient ainsi leur service modifié, avec certaines stations fermées durant un mois, d’autres fermées durant les heures d’ouverture des marchés, notamment la principale station de correspondance du réseau, « Homme de fer ». La circulation automobile au centre-ville est également interdite durant l’ensemble de la période, à l’exception des résidents autorisés et des livraisons, autorisées, sauf exceptions, uniquement en dehors des heures d’ouverture des marchés, soit de 11h à 19h ou 20/21h certaines journées. La circulation des piétons est également filtrée par des contrôles systématiques des personnes et en particulier de leurs sacs (qui doivent être ouverts et vérifiés par des agents de sécurité), sur le pourtour du centre-ville durant les heures d’ouverture des marchés. L’accès des piétons et des cyclistes n’est pas filtré en dehors de ces heures. Le contrôle est facilité par la configuration de l’hyper-centre, qui constitue une île, entourée par une rivière et un ancien fossé lié à une enceinte militaire. L’accès à la « Grande île » fait donc l’objet de contrôles sur les différents ponts qui en jalonnent le périmètre. Certaines passerelles sont cependant totalement fermées durant la période des marchés de Noël. Sur les ponts, les points de contrôle se caractérisent par la présence de barrières en béton, disposées en quinconce en travers de la chaussée, complétées par des barrières métalliques délimitant généralement une entrée, filtrée, et une sortie, sans contrôle. Sur certains points d’accès ouverts à la circulation aux heures de livraison, l’accès est filtré par des bornes amovibles et des véhicules garés en travers de la chaussée. Sur l’un des points d’accès, un camion recouvert d’une bâche aux couleurs du marché de Noël fait à la fois office d’obstacle et d’élément de signalétique, s’apparentant aux grands panneaux d’affichage qui caractérisent les zones commerciales périphériques. Les contrôles sont assurés par des salariés d’entreprises de sécurité privée, engagés par la collectivité (leurs gilets jaunes portent le logo de l’Eurométropole de Strasbourg) mais ils ne portent pas les uniformes des agents de la collectivité. Ces agents de sécurité sont généralement accompagnés de militaires, gendarmes et policiers armés, positionnés légèrement en retrait, leurs armes bien en évidence, de manière à empêcher tout passage en force d’éventuels réfractaires au contrôle de leur(s) sac(s). Les contrôles mettent donc en scène au premier plan, des travailleurs, salariés du privé, associés, en arrière-plan, aux forces de l’ordre de l’Etat. Les agents publics sont donc associés à des agents privés, probablement engagés pour l’occasion (ou détachés à Strasbourg durant la période du marché de Noël), qui se trouvent en première ligne dans les contrôles, face aux visiteurs. 

Plan d'accès au Marché de Noël 2016 (doc Ville de Strasbourg)

Carte des points d'accès au marché de Noël en 2016

Source : ville de Strasbourg, document publié par Rue89 Strasbourg le 8 novembre 2016

 

L’espace sécurisé correspond au centre historique de la ville de Strasbourg, urbanisé dès le Moyen-Age et regroupant la plupart des quartiers et monuments constitives de la « carte postale » de Strasbourg, comme la cathédrale ou l’ancien quartier des Tanneurs (connu sous le nom de « Petite France »), traversé par plusieurs canaux. Ces quartiers sont également ceux où la densité commerciale est la plus forte, avec une forte présence de grandes enseignes franchisées complétées de nombreux commerces spécialisés ayant remplacé la plupart des commerces de proximité. Le « filtrage » sélectif mis en place à certaines heures et pour certains usagers renvoie à un passé un peu oublié, celui de la ville fortifiée, fermée par une enceinte jalonnée de points d’entrée surveillés et fermés à certaines heures. Plus récemment, on peut constater l’accroissement du filtrage et du contrôle des usagers dans le centre-ville de Strasbourg (comme dans la plupart des villes). Le filtrage a été notamment appliqué aux automobiles, par l’interdiction de certaines rues commerçantes à la circulation automobile (les rues puis les zones piétonnières), à partir du milieu des années 1970, puis l’interdiction du trafic automobile de transit à travers le centre-ville, accompagné de l’aménagement de plusieurs lignes de tramway[3]. Si ce processus de réduction du trafic automobile répond à des nécessités de santé publique comme la réduction de la pollution, améliorant ainsi la qualité de vie des habitants du centre-ville, il répond également à différents processus, parallèles, de valorisation du centre-ville en lien avec le renforcement de sa protection patrimoniale[4]. Si l’on ne conteste évidemment pas la légitimité de la protection de certains ensembles urbains remarquables, on remarquera néanmoins que les régimes de protection s’assortissent, dans l’espace urbain, par des réaménagements, notamment des espaces publics, qui facilitent le renforcement de la densité et de la visibilité commerciale du centre-ville. Les extensions commerciales dans l’espace public (stands, terrasses) sont désormais omniprésentes dans les différentes rues mettant en scène les consommateurs et les produits dans l’espace public ainsi « valorisé », au sens économique du terme. L’arrivée des chalets des marchés de Noël, durant un mois de l’année renforce encore l’emprise, la densité et la visibilité des activités commerciales dans le centre-ville, en occupant la plupart des places publiques, qui se muent ainsi littéralement en espaces commerciaux à ciel ouvert, décorés suivant la thématique de Noël (bois, branches de sapin, guirlandes). 

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Un point d'accès a marché de Noël : barrières fixes en béton, barrières mobiles pour le passage du tramway, camion en travers de la chaussée (avec une bache publicitaire pour les marchés de Noël, vigiles...

Photo : NF, décembre 2017

 

 

L’espace public, déjà largement grevé par des activités marchandes durant l’année, est donc encore plus largement réduit[5], durant la période de Noël, par des surfaces commerciales – producteur de valeur économique pour la collectivité et pour les commerçants, privés. Ces places sont généralement reliées par des rues piétonnes permettant au chaland de flâner sans risque entre les places « marchandes ».  La sécurisation et le filtrage mis en place durant le mois de décembre est donc lié à une expansion extrême, temporaire, de la présence commerciale dans le centre-ville. Cette évolution, qui pourrait sembler s’inscrire dans la continuité d’une présence commerciale millénaire, renvoie néanmoins à une dynamique globale de valorisation (dans le sens d’une production économique) de l’espace urbain et, de manière plus générale, de l’occupation des moindres interstices de territoire et de temps qui caractérise généralement l’économie capitaliste, sans cesse en expansion. En effet, si certaines moments et territoires avaient réussi à échapper à l’expansion du capitalisme – empêchant leur valorisation au profit de l’augmentation de bénéfices économiques privés – cette résistance, voire résilience[6]de l’espace, est aujourd’hui largement fragilisée, notamment dans l’espace urbain, qui constitue, depuis l’émergence du capitalisme, un lieu majeur de réinvestissement et de placement du capital produit par l’économie capitaliste et la spéculation[7].  On pourrait encore objecter que la présence marchande constitue une permanence et un facteur de qualité urbaine, dans la plupart des villes et notamment dans une ville bénéficiant d’une position géographique de carrefour comme Strasbourg. En effet, la ville s’est construite et développée autour de grands marchés, ouverts dans les rues, dont témoignent encore certaines toponymes du centre-ville (rue du Vieux Marché aux Poissons, rue du Vieux marché aux Vins… ). L’accès à la ville étant contrôlé par son enceinte, la ville médiévale pourrait, avant même l’émergence du capitalisme, avoir été construite par, pour et autour de lieux de démultiplication du profit marchand privé. Cependant, plusieurs différences majeures distinguent le marché de Noël contemporain des autres foires saisonnières et marchés de la ville médiévale. La première différence réside évidemment dans la structure de la ville elle-même. Si la ville médiévale était (quasi)entièrement contenue dans son enceinte, la ville contemporaine ne se limite pas à l’enclos sécurisé de la « Grande-ile » sur laquelle se concentrent les marchés de Noël. La ville contemporaine se caractérise par l’existence d’espaces différenciés, qui tendent à se spécialiser de plus en plus, tant socialement qu’économiquement et, surtout, fonctionnellement. Il est probable que le centre-ville ancien était générateur, du fait de l’intense proximité des habitants, des commerces, des lieux de production manufacturière, de forts conflits d’usages. Mais le processus de séparation fonctionnelle (d’implosion –explosion pour citer Henri Lefebvre), de la ville durant la seconde moitié du XXe siècle a permis aux rapports de domination économique intrinsèques à l’économie capitaliste de s’inscrire dans l’espace urbain, prolongeant un processus amorcé, au moment de l’émergence de la grande bourgeoisie industrielle, à travers les travaux de remodelage haussmanniens[8]. Si ces travaux ont entraîné des dynamiques importantes de déportation, hors du centre-ville revalorisé, de certaines populations[9], les processus récents ajoutent, à une gentrification qui spécialise socialement le centre-ville, une spécialisation des espaces communs et des fonctions urbaines du centre-ville. 

 

L’expansion du commerce à l’échelle du centre-ville peut s’expliquer par une morphologie urbaine particulière, qui le renforce, mais son ressort majeur semble résulter de rapports économiques, entre la valeur marchande des surfaces commerciales et des surfaces résidentielles, en défaveur des secondes : la valeur immobilière des surfaces commerciales est plus forte que celle des surfaces résidentielles, car le bail commercial associe également une part corrélée à la commercialité du local (désignée sous le terme de « pas de porte »). La sur-densification commerciale visible durant la période du marché de Noël pourrait ne constituer que l’amplification d’une transformation du centre-ville en vaste centre commercial, dont les usagers seraient filtrés pour empêcher, aux heures d’ouverture des commerces, toute manifestation inquiétante susceptible de rompre l’enchantement généré par l’appareil commercial et son attirail décoratif. En effet, l’autre caractéristique spécifique du phénomène que l’on observe aujourd’hui tient à la mise en scène et à ce que l’on qualifierait, pour paraphraser Marx, de fétichisation de la marchandise[10]. Cette fétichisation s’appuie d’abord sur une mise en scène de l’espace urbain, mise en scène qui comporte une scène, mise en valeur, et une « obscène[11] », occultée ou du moins maquillée derrière une apparence ludique et festive. Ce maquillage ne s’étend pas aux dispositifs sécuritaires, qui, malgré des tentatives d’habillage de branches de sapin (en 2016), doivent rester visibles, pour signifier de manière éloquente que l’écart de comportement, nuisible au confort du chaland, sera immédiatement réprimé. L’ « intronisation de la marchandise[12]» comme « fantasmagorie », illuminée, décorée et mise en scène sert avant tout à occulter les rapports de domination capitalistes qui régissent aujourd’hui le fonctionnement du centre-ville et l’ensemble de ses composantes. Cette mise en scène festive et lumineuse des productions de l’économie capitaliste  s’appuie sur un récit[13]consensuel et mobilisateur (ici, l’esprit de Noël) dissimulant la violence fondamentale du capitalisme. 

 

Mais la mise en scène qui caractérise les marchés de Noël strasbourgeois évoque plus fortement encore la description, par Walter Benjamin des vitrines et des lumières des passages parisiens[14], qui illuminent et captivent le visiteur, le plongeant dans une situation de saturation et de sidération visuelle notamment théorisée par les experts en mise en scène commerciale, visant à faciliter sa capacité à procéder à des actes d’achats. La densité commerciale du centre-ville empêche le visiteur d’échapper à la possibilité d’acheter, dans un espace jalonné et balisé pour qu’il soit sans cesse confronté à des espaces marchands. La continuité des illuminations (financées par les commerçants et subventionnées largement par la collectivité à hauteur de 300 000 € [15]) ainsi que la signalétique (mise en place par la municipalité) permettent au chaland de ne pas se perdre et de rallier, sans trop flâner dans certaines rues où les commerces sont moins présents, les différents espaces voués à la mise en scène de la marchandise.  

 

Les lieux commerciaux désignés sous le terme englobant de « marchés de Noël » se caractérisent par la présence d’un dispositif architectural spécifique, le chalet. Le chalet (qui se retrouve désormais dans l’ensemble des marchés qui fleurissent dans différentes villes du monde au moment des festivités de Noël), est une petite construction, préfabriquée, démontable, transportable sur un camion et de petite surface permettant de mettre en scène des produits à vendre et, dans le cas des commerces de restauration à emporter, de transformer les aliments pour permettre une consommation directe. Le chalet se caractérise également par une toiture en pente (simple ou double, en fonction de sa taille) et un habillage en bois qui lui a donné son nom. Dans l’espace urbain, le chalet impose sa présence et sa silhouette car il est généralement associé à plusieurs de ses congénères, constituant ainsi des marchés ou des villages, « de Noël ». Le chalet est également présent dans l’espace public par son ouverture sur lui : contrairement à la boutique, qui comporte une porte et un espace de circulation entre les étalages, pour le chalet, c’est la rue, la place publique qui constitue l’espace de circulation interne aux commerces. Ce dispositif spatial s’apparente notamment au modèle du centre commercial, mais s’en différencie de manière cruciale par l’absence de régulation thermique de l’espace marchand. 

 

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Les chalets du marché de Noël : des édicules en bois destinés à mettre en scène la marchandise dans l'espace public

Source : 20 minutes, 10 décembre 2014 (image de gauche),

Le Point, 24 novembre 2017, (image de droite).

 

 

En effet, le centre commercial, tel qu’il s’est imposé au cours du XXe siècle, s’est caractérisé par la régulation du confort thermique permettant au chaland de perdre son temps dans un climat toujours tempéré. Cette régulation permet, par ricochet, aux vendeurs et vendeuses des centres commerciaux de bénéficier d’un certain confort thermique dans l’exercice de leur travail. Dans le cas du chalet de Noël, le confort thermique est mis à mal par son ouverture sur l’extérieur : le chalet ne comporte pas de vitrine, pas de porte, aucun filtre thermique : l’étal, derrière lequel se tiennent les vendeurs et vendeuses, est largement ouvert, au vent, aux intempéries, simplement protégé de la pluie et de la neige par des panneaux de bois. La température, à l’intérieur du chalet, est donc généralement proche de la température extérieure, contraignant les employés à exercer dans le froid qui caractérise le climat semi-continental strasbourgeois au mois de décembre. En comparaison avec le centre commercial, son modèle, le village de chalets aggrave donc les conditions de travail de ceux qui sont amenés à y exercer. Cet inconfort est renforcé par des horaires de travail (les chalets sont ouverts tous les jours, parfois jusqu’à 22h), qui renforçant les rapports d’exploitation, dans un espace urbain illuminé et décoré, qui contribue à les occulter. On effleure ici l’une des « obscènes » du marché de Noël, qui ne se situent pas en coulisse ou en arrière-scène, mais bien en avant-scène, visible des millions de visiteurs, touristes et habitants, des marchés de Noël strasbourgeois. Comme le filtrage et la sécurisation, qui met en avant la capacité répressive de l’Etat, mettant en scène l’obscène, généralement masqué, le chalet met également en scène l’obscène des rapports d’exploitation capitaliste. Le grand étal largement achalandé du chalet, qui vient au devant du visiteur, en se déployant sans vitrine sur et dans l’espace public, cadre généralement sur un salarié fatigué et refroidi, comme peuvent en témoigner leurs doigts et joues rougies et les volutes d’air qui s’échappent de leurs lèvres, signe que le froid pénètre au plus près de leurs corps durant les longues heures d’ouverture du marché. Il apparaît donc, par cette observation, que le marché de Noël met en scène, sans le cacher, la violence des rapports d’exploitation. Si les rapports d’exploitation ne peuvent pas être ignorés, l’appareil idéologique du capitalisme et la mise en spectacle[16]sert généralement à en masquer les aspects les plus révoltants. 

 

Cette hypothèse – d’une mise en scène de l’obscène – est évidemment habillée, emballée dans un appareillage idéologique tendant à travestir l’espace du centre ville marchandisé en un lieu ludique, convivial, généreux, compassionnel (par la présence de stands d’ONG faisant appel au surmoi charitable du consommateur), conformément aux soi-disant valeurs rattachées à la fête chrétienne de Noël. Dans le cas du marché de Noël, les conditions de travail ne sont donc non seulement pas masquées, tant elles sont flagrantes, mais on pourrait même postuler qu’elles sont mises en scène, à travers les lumières, les décorations des chalets et des rues. Cette mise en scène qui illumine et dévoile les rapports sociaux de domination semble d’autant plus efficace qu’elle s’adresse, en grande majorité, à certaines classes sociales. La fréquentation du Marché de Noël est en effet un passe-temps populaire, c’est-à-dire aux mêmes personnes qui, à un autre moment de leur semaine ou de leur quotidien, en miroir, pourraient se retrouver employées dans un chalet froid sept jours sur sept huit heures par jour. Là se trouve la troisième obscénité des marchés de Noël : le public est mis en scène pour lui-même et face à lui-même, dans tous les rapports de domination qu’il vit lui-même dans la position sociale qui est généralement la sienne. 

 

Ce face à face des classes dominées (qui contribuent par conséquent à la domination) est évidemment l’une des caractéristiques constantes de la société capitaliste. Mais les conditions d’exploitation des employés des marchés de Noël rend ce face à face d’autant plus violent car il est, dans ce cas précis, non pas uniquement présent, simplement, mais mis en scène, emballé, décoré dans des oripeaux ludiques et festifs. La fréquentation du marché de Noël se différencie d’autres activités de fréquentation marchande par son exceptionnalité : non seulement par le nombre de visiteurs, à Strasbourg (plusieurs millions), mais également par ce qu’elle prétend être (une tradition conviviale), alors même qu’elle s’appuie sur une marchandisation de la ville et sur des rapports d’exploitation renforcés. 

 

Cette obscénité s’exerce donc à de multiples degrés, imbriqués : sécurisation, filtrage & commercialisation de la ville ; mise en scène et en spectacle des rapports de domination par, pour, avec les dominés. Cela nous amène non seulement à constater le rôle essentiel des acteurs publics dans l’expansion, dans toutes les sphères de la vie quotidienne, des logiques économiques capitalistes, mais également la conquête, en voie d’achèvement, de l’espace urbain par et pour le capital, supprimant, de facto, tout droit à la villedont la revendication d’une valeur d’usage déliée des rapports de valorisation économique se heurterait, avec toute la violence dont elles peuvent faire preuve lorsque l’ordre social dominant est contesté, aux forces de l’ordre elles-aussi mises en scène. 

 

 

 


Notes

 

[1]Contrevenant à la tradition en place depuis le XVe siècle, le marché de noël a été prolongé depuis plusieurs années au-delà de Noël, jusqu’aux festivités de célébration de la nouvelle année du calendrier grégorien (31 décembre) pour mieux correspondre aux attentes des opérateurs touristiques. 

[2]Complétant notamment le réseau de « vidéoprotection » mis en place à partir des années 2000, avec, en 2013, une caméra pour 1400 habitants ; source : Baptiste Cogitore, « Strasbourg, paradis calme de la vidéoprotection, in rue89 Strasbourg, 3 février 2014 url : http://www.rue89strasbourg.com/strasbourg-paradis-videosurveillance-55925, consulté le 13 décembre 2017

[3]Le transit automobile a été interdit en 1992, avant la mise en service de la première ligne de tramway, fin 1994.

[4]Le centre-ville de Strasbourg fait l’objet d’un Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur, instauré en 1985 et d’un classement au Patrimoine Mondial de l’Unesco du périmètre de la Grande Ile, en 1988, agrandi en 2017 en y incluant une partie de l’extension de la fin du XIXe siècle.

[5]On peut ajouter, pour préciser cette rétractation de l’espace public, que les manifestations politiques sont interdites dans l’espace sécurisé du marché de Noël. Les circuits de manifestation doivent se cantonner à la périphérie du centre-ville, réduisant en cela la possibilité d’existence d’un « espace public », au sens habermassien du terme. 

[6]Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974

[7]David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville, Paris, Amsterdam, 2013

[8]David Harvey, Paris, Capitale de la modernité, Paris, Les prairies ordinaires, 2012 

[9]Par exemple à Strasbourg, avec la percée de la rue du 22 novembre et la déportation des populations dans la cité-jardin du Stockfeld, à six kilomètres au sud. 

[10]Karl Marx, Le caractère fétiche de la marchandise et son secret, Le Capital, Livre I, 1867, url : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-I-4.htm , consulté le 13 décembre 2017

[11]Terme que l’on emprunte à Norbert Elias, La société de cour, Paris, Flammarion, 1969,

[12]Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Allia, 2016 [1939]

[13]Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1967

[14]Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, le livre des passages, Paris, Editions du Cerf, 1989

[15]Jean-François Gérard, « strasbourg va continuer de subventionner la moitié des illuminations de Noël, in rue89 Strasbourg, 13 décembre 2017, url : http://www.rue89strasbourg.com/strasbourg-va-voter-une-subvention-identique-pour-les-illuminations-de-noel-129099, consulté le 13 décembre 2017

[16]Guy Debord, ibid.


25/08/2019
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Projections urbaines : co-produire la ville

Mon article "Co-produire la ville, Impératifs techniques et démocratisation des processus de projet urbain" paru en 2017 dans le n°57 de la Revue des sciences sociales est désormais librement accessible en ligne :  Ici
 
A travers cet article, je propose une analyse des démarches de projets que je conduis au sein de mon atelier d'urbanisme, Urbitat+, à travers le prisme de la co-production. La co-production des projets urbains constitue, c'est l'hypothèse politique et théorique développée par l'article, l'une des conditions de mise en cause d'une hégémonie technique qui dépolitisent les enjeux territoriaux.
 
Je développe, à travers deux études de cas, une réflexion sur la démocratisation de la fabrication de la ville face aux processus de technicisation (qui se retrouvent notamment dans les projets de "smart cities"), basés sur des nationalités distanciées et un apparent consensus, alors même que les villes, et donc leur fabrication, constituent des terrains de controverse et de conflits. 
 
Ces questions m'occupent toujours et feront l'objet de nouvelles publications dans les prochains mois (à suivre), suite, notamment, à différentes expériences de projet et d'enseignement. 
 
 

06/08/2019
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Malcom Lowry / Le phare attire la tempête

Le phare attire la tempête et il l'éclaire

Le grand cargo, poussé par l'orage s'incline

Sous le cap où tournoie la mouette incandescente

Et l'éclair du ressac enflamme le navire

O les oiseaux du sombre hiver, qui importune

De ses gelées leur vol quand la glace se prend

Aux ailes que zéro estampe de son sceau

-- Quel esprit de bonté soutient votre plané

Ondoyant comme les cerfs-volants que l'enfance

Guide et protège dans le bleu glacé du ciel. 

 

Malcolm Lowry (traduction : J.M. Luccioni)

Pour l'amour de mourir, poèmes, Paris, La Différence, 1976

Dessins : Julio Pomar, croquis faits à Belle-Ile-en-Mer, photographiés au musée-atelier Julio Pomar à Lisbonne

 

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Julio Pomar, Malcolm Lowry  : le hasard m'a fait tomber sur un recueil de poésies de Malcolm Lowry, auteur dont j'avais souvent entendu parler mais dont je n'avais pas encore eu la possibilité de découvrir l'oeuvre, et donc encore moins de connaître les poésies. Et quelles ne fut pas ma surprise de découvrir que le recueil que j'avais entre les mains avait été accompagné de gouaches découpées de Julio Pomar, dont j'avais eu le bonheur de découvrir le musée-atelier à Lisbonne il y un peu plus d'un mois, quelques mois après avoir arpenté et rêvé auprès des aiguilles de Port-Coton, représentées par Julio Pomar. Une ligne virtuelle venait d'apparaître entre mon expérience, mes rêveries maritimes, Lisbonne, la poésie de Malcolm Lowry...

 


28/07/2019
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