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Roman urbain (6)

Il progresse lentement le long des belles façades, disposant lentement un pied devant l’autre, la tête baissée vers le sol, les bras en pleine action, chaque main tenant un outil particulier. Chaque pas l’amène à  lever l’un de ses outils, celui qu’il tient dans sa main gauche, puis le rapprocher de son second outil, tenu de sa main droite et monté sur deux roulettes. Son uniforme vert apporte une touche colorée inattendue à une rue passablement uniforme, bordée sur ses deux côtés de solides immeubles aux façades recouvertes ou parfois même réalisées dans la même pierre claire.  Une dame le croise sur le trottoir. Elle ne s’est pas arrêtée pour l’observer. Peu de personnes s’arrêtent pour suivre sa progression. Le pavage de la rue n’est plus pareil après son passage. Les pavés mouchetés de taches noires, blanches ou brunes reprennent leur aspect originel. L’homme gratte les pavés avec l’outil qu’il tient dans sa main gauche. Ce qui est décollé est immédiatement dirigé vers l’autre outil, un récipient d’une taille totalement démesurée au regard de ce qui y est déposé. L’homme a débuté sa longue marche il y a près de trois heures. Le récipient sur roulettes n’est pas rempli, mais se remplira peut-être durant les heures durant lesquelles l’homme poursuivra ses pérégrinations. Un vieil homme passe à coté de notre personnage. Le premier crache au sol la pâte qu’il a longuement mâchée et remâchée. Il se sert ensuite de sa chaussure pour écraser délicatement son « rejet ». L’autre poursuit son occupation, impassible. Il atteindra le nouveau parasite dans quelques pas, dans quelques minutes. L’homme « qui a craché » observe l’homme « aux deux outils », attends, semble t’il une réaction de réprobation, de colère. L’homme « aux deux outils » demeure impassible, ne quitte pas une seconde du regard les pavés. L’homme « qui a craché » salue enfin d’un « bonsoir » léger l’homme aux deux outils. L’homme aux deux outils lève sa tête et renvoie son salut au premier. L’homme « qui a craché » semble décontenancé, se retourne, et lève son pied droit. Il tente ensuite de lever le pied gauche et y parvient avec quelque difficulté. Le dessous de sa chaussure est maculé du chewing-gum dont il a tenté de se débarrasser sans discrétion. L’homme « aux deux outils » baisse la tête et dirige son regard vers les pavés. Il contourne l’autre homme immobilisé et poursuit une progression qui paraît inéluctable. 


15/02/2015
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Roman urbain (5)

Mon immeuble a été repeint. La porte a été repeinte en brun clair, avec les ferrures vert clair, vert d’eau. La poignée en cuivre a été remplacée par une autre, neuve, en laiton. Le cadre de la porte a été repeint de la même couleur que la porte. Les deux marches qui séparent la rue de la porte ont été décapées, révélant la couleur originelle du grès qui a été utilisé, un grès de couleur grise comportant quelques veinures plus sombres, un matériau utilisé par ailleurs sous forme de dalles, dans le vestibule, au rez-de-chaussée de la cage d’escalier qui dessert les appartements. Les boîtes aux lettres ont été remplacées ; aux étroites boîtes en fer blanc ont succédé de belles boîtes de forme cubique, laquées, homologuées par le service public de distribution du courrier. Tous les noms des locataires n’ont pas encore été transcrits aux emplacements réservés à cet effet sur les boîtes aux lettres. Mon nom y a été apposé dès leur installation. Le nom de la plupart de mes voisins n’y figure pas encore. La rénovation de mon immeuble a fait disparaître beaucoup de mes voisins. Les évènements récents sont peut-être à l’origine de cet effacement. Je ne vois plus mes voisins sortir de leur appartement. Je ne les croise plus dans l’escalier. Cela ne peut pas, pourtant, me faire croire qu’ils aient déménagé. Il me semble bien étrange d’imaginer que mes voisins aient pu déménager si soudainement, sans m’en informer, sans que je m’en aperçoive. Un déménagement ne peut pas passer inaperçu. L’arrivée par camion de mes meubles a été remarquée par tous mes voisins. Il me paraît impossible que tous mes voisins aient pu déménager, alors même que certains résidaient dans l’immeuble depuis de très nombreuses années. La dame âgée du quatrième étage logeait dans le même appartement depuis près d’un demi-siècle et ne m’a jamais laissé entendre son souhait de quitter l’immeuble. Elle doit toujours y résider, certainement, enfin, nous ne pouvons pas en douter. Pour sûr, ma venue a été perçue comme une incongruité par des résidents d’un immeuble qui semblait passablement abimé, après plusieurs décennies où il n’avait point été rénové, réhabilité ou transformé. J’ai choisi d’acheter mon logement car j’apprécie de résider dans un quartier où l’aventure semble nous attendre à chaque coin de rue. J’apprécie de ne pas être confronté sans cesse, dans mon quartier, à mes doubles ou semblables.  La rencontre avec l’autre est indéniablement plus passionnante, galvanisante. Mon immeuble constitue certainement un échantillon particulièrement représentatif de la diversité culturelle du quartier. Une large part de mes amis partagent mes préoccupations, et recherchent les émotions aventureuses, les expériences potentiellement épanouissantes, qui ne peuvent naître que du frottement prolongé avec l’autre. Nous nous sommes installé ici, et nous souhaitons tous y demeurer, à fortiori si nos immeubles sont rénovés. D’autres, des autres, ont quitté le quartier, dans une attitude volontairement ostraciste de refus de l’autre, de déni de notre légitimité à résider dans le quartier et de nous y plaire. Dans mon immeuble, je ne croise plus de voisins dans la cage d’escalier. Il me semble que certains résidents ne prennent même plus la peine d’ouvrir leurs volets, pourtant récemment repeints en blanc, donnant à voir, aux passants, une façade d’immeuble entièrement opaque ; seules mes six fenêtres  sur rue sont très rarement occultées par les persiennes.

 

Les habitants de mon immeuble se cachent et paraissent en quête d’un détachement total vis-à-vis du monde extérieur. Le monde est pourtant un vaste terrain de jeux, où chacun peut se procurer le plaisir qu’il souhaite, si sa condition physique et morale le permet. La façade en pierre de l’immeuble a été méticuleusement nettoyée. Les sonnettes, comportant, avant, les noms de chaque résident, ont été remplacées par un nouveau système de filtrage à code chiffré. Il suffit désormais de mémoriser quatre chiffres, qui changent régulièrement, pour entrer dans l’immeuble. Plus personne ne peut venir m’importuner, s ce n’est l’un de mes calmes voisins. Mes amis ne me rendront plus visite sans que je les aie sollicités à cet effet. Mes invisibles et silencieux voisins semblent ne plus recevoir de visites. La quiétude, l’ordre et l’harmonie vont régner, pour longtemps. 


14/02/2015
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Un voyage d'hiver (1)

Ecrire n’est pas décrire ? Ou l’écriture pourrait-elle se limiter à la description du monde, à son observation et à sa transcription, patiente, lente et ininterrompue comme un fleuve alangui ? Il suffirait de prendre le temps de regarder, de trouver le mot, le mot qui désigne la chose et son impression tant que cette impression et cette chose restent à l’esprit, avant qu’elle soit remplacée par une autre, et ainsi de suite.

 

Devant moi se trouve une haie taillée, géométrique, que mon regard surplombe. A coté d’elle, dans un contraste saisissant, un arbuste, décharné, dont il ne reste que les branches anguleuses. La structure interne de la haie taillée est invisible, réduite à une géométrie parallélépidique, presqu’abstraite. La structure de l’arbuste est nue, complexe. Elle se déploie du côté opposé à la haie. Cette croissance feint le mouvement, comme une sorte d’élan par lequel les branches se seraient projetées dans cette direction. Derrière l’arbuste et la haie se déploie une étendue de pelouse, parsemée de petites fleurs, traversée par une clôture faite d’un grillage vert sombre, qui contraste sans le vouloir avec le vert de la pelouse. Une étendue goudronnée vient l’interrompre, traversant dans sa largeur notre cadre. Deux arbres en émergent, eux aussi dépourvus de feuillage. Une branche d’un troisième arbre apparaît également à la droite du cadre. Ce dernier arbre est plus proche de nous que les deux autres. Il est encore parsemé de quelques rares feuilles brunes disposées sans logique apparente.

 

Plus loin encore, derrière la chaussée grise, s’étend une seconde étendue de pelouse sur laquelle on ne distingue pas de fleurs. Au milieu de la chaussée, on voit très distinctement un objet rond, bleu, traversé par une flèche blanche oblique pointant vers le sol. Des barrières métalliques bleues et ajourées délimitent l’étendue goudronnée et la pelouse. Cette deuxième pelouse est interrompue, au loin, par un mur gris, d’une hauteur difficile à appréhender. Est-ce la hauteur d’un homme ? D’un enfant ? Nul homme, nul enfant ne traverse notre cadre pour nous permettre d’appréhender l’échelle des éléments qui se donnent à regarder. Derrière le mur de béton à la hauteur indéterminée, une autre étendue de pelouse, d’un vert qui diffère des autres verts rencontrés jusqu’ici dans notre relevé par sa vive clarté. A l’arrière-plan, on distingue une seconde haie taillée, géométrique elle-aussi. Des petites tâches de couleurs parsemées de croix sont visibles à la gauche de la haie. Les quelques croix semblent parsemées d’objets brillants dont il est impossible de distinguer les contours.

 

La couronne de quelques arbres nus vient cacher le haut de l’arrière-plan, que l’on ne peut décrire qu’à travers quelques conjectures, en assemblant les fragments qui émergent de cet alignement planté. Ces arbres sont encore pourvus de feuilles brunes également, plus nombreuses encore que sur l’arbre présent au premier plan. On distingue ainsi quelques fragments de toits et de pignons de maisons. L’une d’elles est bien visible, car le pignon est jaune acidulé, contrastant avec le ciel calme.  Ce dernier est interrompu par le rideau qui traverse la fenêtre. Le rideau ne laisse que filtrer le blanc du ciel et la lumière qui vient s’échouer contre le mur de la chambre.  On ne distingue aucun mouvement, si ce n’est celui de la lumière et des oiseaux noirs qui traversent le cadre régulièrement. 


25/12/2014
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Roman urbain (4)

Le crâne de l’homme immobile au premier plan présente une forte calvitie cachée sous des cheveux de couleur sombre rabattus en arrière. Il est vêtu d’un costume de ville sombre, coordonné, d’une chemise claire et d’une cravate à pois. Sur ses épaules, quelques points blancs semblent pouvoir être identifiés comme étant des pellicules. Nous continuons à l’observer. Il tient dans sa main gauche une sacoche noire, recouverte à l’extérieur de cuir ou d’un matériau apparenté. Cette sacoche est fermée par une boucle en métal. L’ouverture de la sacoche semble pouvoir être déclenchée par une simple pression du doigt sur l’un des angles de la-dite boucle.

 

L’homme n’est pas totalement immobile. Il ne se déplace pas, certes, mais les doigts de sa main droite, celle par laquelle il ne tient pas sa sacoche, bougent sans cesse, se pliant et se dépliant. La même main se déplace parfois le long de la cravate, effleurant au passage le revers du costume. En outre, cette main droite se glisse parfois, en alternance, dans la poche arrière du pantalon du costume ou dans la poche avant droit, du coté opposé à celui de la sacoche décrite ci-avant.

 

L’homme n’a pas interrompu sa station debout et immobile, nonobstant le mouvement de ses doigts et de sa main. Il est probable également que ses paupières se ferment et s’ouvrent en alternance, selon des intervalles variables difficile à définir plus précisément. L’homme vient de tourner la tête vers sa gauche, en même temps qu’un mouvement de sa main gauche secouait sa sacoche durant quelques secondes. Sa tête s’est tournée, sans déclencher une rotation similaire de son torse. Sa tête vient de retrouver à l’instant sa position précédente. Nous ne pouvons pas affirmer catégoriquement que le regard de l’homme soit immobile : il nous semble probable que l’homme déplace son regard dans tout le champ de vision que sa position dans l’espace lui permet d’embrasser. Sa position ne nous permet pas de contrôler la totalité de l’espace qui s’offre à sa vue.

 

Nous observons l’homme qui est resté immobile et à portée de notre vue, depuis plusieurs minutes désormais. A l’exception des mêmes mouvements que ceux décrits plus hauts, l’attitude de l’homme n’a pas changé. L’homme est demeuré au même emplacement que précédemment. Nous n’avons pas décompté le temps de sa station immobile, mais il nous semble qu’elle vient de dépasser trois minutes. L’homme regarde sa montre, qu’il porte au poignet de son bras gauche. Il a levé son bras et, simultanément, baissé sa tête pour, il s’agit d’une hypothèse, regarder l’heure indiquée par les aiguilles, trois, présentes sur cadran de la montre. Cette consultation ne semble pas avoir eu d’effets décelables sur son état d’esprit ou observables sur son comportement.

 

Sans aucun signe permettant de prévoir une telle action, l’homme vient de faire un pas en avant, déplaçant d’abord sa jambe gauche, puis sa jambe droite. Il reste immobile quelques secondes, fait glisser sa main droite sur le col de sa veste, glisse un doigt sur le revers de sa cravate, puis pose sa main avec une nonchalance apparente le long de son corps, à la verticale, le bras le long de son torse. Après quelques secondes de parfaite immobilité, sans prendre en compte sa bouche ni ses yeux que nous ne pouvons voir, l’homme se remet en marche.

 

Moins d’une minute plus tard, l’homme est sorti de notre champ de vision. Il a poursuivi son chemin dans la même rue avant de changer de direction en empruntant certainement une rue perpendiculaire. La sinuosité du tracé de la rue d’où nous l’avions observé ne nous a pas permis de le suivre efficacement dans toutes les étapes de son mouvement de translation physique. D’autres observateurs auront peut-être pu prendre notre relais afin de déterminer, cela nous semble nécessaire, la destination de l’homme et ses éventuelles activités ultérieures. Après vérification, il faut préciser que l’homme n’a laissé aucune trace sur le lieu de sa station immobile d’une durée estimée de trois minutes et trente-trois secondes.

 

Un autre homme, aux cheveux de couleur claire, blonds peut-être, vêtu d’un survêtement de couleur claire, blanc ou beige,  a pris place au premier plan.

 

 

 


07/12/2014
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Roman urbain (3)

 

Il effleurait le sol par l’intermédiaire de sa longue et fine cane, suivie de ses pas lents. Il ressentait chaque rainure séparant chaque pavé, chaque aspérité du sol. Un pavé avait été enlevé ici. Là, le goudron était plus rugueux qu’ici, où il est lisse. La canne reste attachée, un chewing-gum a fondu, peut-être une couche de goudron récemment étalée, ou un enduit devenu trop lisse avec les années. La bordure haute du trottoir s’interrompt, s’abaisse. Des pavés plus petits ont été mis en place plus loin, recouverts par des bandes lisses, épaisses, à la texture proche de celle du caoutchouc. La canne s’arrête sur une pierre lisse, un trottoir encore, qu’il faut gravir. En face, un mur, dont l’enduit semble se déliter, faisant ressortir la rugosité des moellons grossièrement taillés. L’homme effectue un quart de tour vers la gauche, laissant à sa droite le mur en cours de « décrépissement » et à sa gauche les larges bordures délimitant l’espace appelé « trottoir » et l’espace appelé « chaussée », réservé aux véhicules en tout genre.

Des pas, des bruits de pas, puis ceux d’un véhicule, d’autres bruits de pas, un pied léger ; des souliers à talon, le frottement d’un pneu sur des pavés.

Un véhicule freine sans s’arrêter. Un cycliste le contourne. L’homme poursuit inexorablement son chemin sur le trottoir, de pavés en pavés, de carrefour en carrefour. Nous n’avons pas pu voir quelle était sa destination car il est sorti de notre champ de vision.

Un véhicule croise son chemin, grand, pourquoi grand ? Le véhicule semble avoir ralenti devant l’homme, son passage a duré plus d’une seconde et demie. L’homme s’est arrêté. Il reprend son chemin. Nous le suivons à nouveau. 


30/11/2014
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