« Strasbourg – Super-marché de Noël », ou le spectacle obscène du capitalisme mis en scène
N.B. Ce texte a été écrit en 2015, relu et revu en août 2019.
Doigts rougis. Une légère écume s’échappe de ses lèvres. Ses doigts tremblent. Les paupières sont descendues. Il ressent une intense fatigue, qu’il va devoir contenir, jusqu’à tard, jusqu’à ce qu’il puisse retrouver un lieu chauffé, pour se réchauffer, pour quitter ce froid, froid de novembre, de décembre, froid de la nuit qui tombe tôt, froid de la nuit qui dure longtemps. Il ne peut pas quitter pas le petit espace qui sépare le comptoir du présentoir durant ses dix heures de service. Il faut ouvrir l’échoppe à onze heures, fermer à huit heures, parfois neuf ou dix heures, et attraper le chaland émerveillé. La nuit est sombre.
Il attend, de longues minutes. Une femme se présente, lourdement achalandée de différents sacs, bagages, valises. Tous les sacs seront ouverts, observés, calmement, dans le froid et l’inconfort d’une chaussée simplement fermée à la circulation par des barrières en acier et des bornes en béton. La dame est polie, attentive, observe l’observateur observant dans ses sacs ouverts et rapidement refermés avant qu’elle ne puisse reprendre son chemin. La foule se presse, calme, mutique, silencieuse. Sacs ouverts, manteaux parfois, les lampes de poches se fraient un chemin lumineux dans les sacs, sachets, valises, manteaux, vestes ouvertes. Les ombres silencieuses retrouvent la pénombre glacée.
Je suis perdu dans la foule. J’entrevois, tout proche, les hommes en noir, puis ceux en vert, d’autres corsetés de gilets jaunes. Les longues tiges métalliques froides effleurent ma veste, mais je crois les sentir au fond de moi, enfoncés dans mon cœur, dans mes pensées, dans mes yeux grand ouverts par les lumières innombrables. La foule m’inquiète. Je me sens terriblement seul parmi les armes chargées, parmi les milliers de corps en mouvement autour de moi. Mes doigts sont rougis et cisaillés par les anses des sacs en papier chargés, lourdement. Ils doivent encore se charger, se remplir, pour que je puisse repartir sans regret dans mon quotidien.
Les festivités de Noël, liées à la religion chrétienne peuvent offrir un objet intéressant à observer dans leur longue durée, du fait de leur périodicité annuelle. A Strasbourg, autoproclamée « Capitale de Noël », la période précédant cette fête donne lieu, chaque année à une transformation particulièrement marquée du centre-ville, pour rendre visible la préparation de cette fête dans la ville en lui permettant de se déployer dans l’espace public par différents signes. Une diversité de dispositifs, signes et aménagements provisoires revient ainsi chaque année signifier le début de la période (environ un mois) précédant Noël : illuminations dans les rues, sapins décoratifs, chalets en bois regroupés en villages ou « marchés » et abritant des commerces… Ces différents aménagements temporaires, qui marquent « traditionnellement » le mois de décembre à Strasbourg ont été complétés, depuis les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et de l’attaque à caractère terroriste du 9 décembre 2018, par différents dispositifs de sécurisation et de filtrage assortis d’une présence militaire et policière visible. Si ces dispositifs sécuritaires semblent être liés à un événement particulier, à savoir la recrudescence d’attentats émanant de groupes s’affirmant comme islamistes en France et en Europe depuis 2015, il semble également, et c’est l’une des hypothèses que l’on développera ici, que ces dispositifs sécuritaires constituent une étape supplémentaire d’un processus, amorcé depuis plusieurs décennies, de transformation de l’espace urbain, de ses modalités d’appropriation et d’usage. Le développement des dispositifs de sécurisation, aujourd’hui visibles et omniprésents, ne résulterait donc pas, d’une conjoncture particulière mais participerait plus largement aux transformations, sur un temps long, des villes insérées dans le processus global de métropolisation, caractérisé aussi par l’expression de « révolution urbaine » par Henri Lefebvre, dans les années 1970. Plus qu’une sécurisation temporaire mise en place lors d’évènements regroupant de grandes masses de personnes, ces dispositifs sécuritaires seraient la manifestation visible d’une évolution structurelle et progressive de l’espace urbain liée aux réajustements des rapports du capital au territoire et sa production, tout au long du XXe siècle.
Dans le cas strasbourgeois, la période des marchés de Noël, qui dure de la fin du mois de novembre jusqu’à Noël et, partiellement, jusqu’au 31 décembre[1], se caractérise depuis quatre ans par la mise en place de plusieurs dispositifs sécuritaires[2]. Les transports publics, notamment les lignes de tramway, voient ainsi leur service modifié, avec certaines stations fermées durant un mois, d’autres fermées durant les heures d’ouverture des marchés, notamment la principale station de correspondance du réseau, « Homme de fer ». La circulation automobile au centre-ville est également interdite durant l’ensemble de la période, à l’exception des résidents autorisés et des livraisons, autorisées, sauf exceptions, uniquement en dehors des heures d’ouverture des marchés, soit de 11h à 19h ou 20/21h certaines journées. La circulation des piétons est également filtrée par des contrôles systématiques des personnes et en particulier de leurs sacs (qui doivent être ouverts et vérifiés par des agents de sécurité), sur le pourtour du centre-ville durant les heures d’ouverture des marchés. L’accès des piétons et des cyclistes n’est pas filtré en dehors de ces heures. Le contrôle est facilité par la configuration de l’hyper-centre, qui constitue une île, entourée par une rivière et un ancien fossé lié à une enceinte militaire. L’accès à la « Grande île » fait donc l’objet de contrôles sur les différents ponts qui en jalonnent le périmètre. Certaines passerelles sont cependant totalement fermées durant la période des marchés de Noël. Sur les ponts, les points de contrôle se caractérisent par la présence de barrières en béton, disposées en quinconce en travers de la chaussée, complétées par des barrières métalliques délimitant généralement une entrée, filtrée, et une sortie, sans contrôle. Sur certains points d’accès ouverts à la circulation aux heures de livraison, l’accès est filtré par des bornes amovibles et des véhicules garés en travers de la chaussée. Sur l’un des points d’accès, un camion recouvert d’une bâche aux couleurs du marché de Noël fait à la fois office d’obstacle et d’élément de signalétique, s’apparentant aux grands panneaux d’affichage qui caractérisent les zones commerciales périphériques. Les contrôles sont assurés par des salariés d’entreprises de sécurité privée, engagés par la collectivité (leurs gilets jaunes portent le logo de l’Eurométropole de Strasbourg) mais ils ne portent pas les uniformes des agents de la collectivité. Ces agents de sécurité sont généralement accompagnés de militaires, gendarmes et policiers armés, positionnés légèrement en retrait, leurs armes bien en évidence, de manière à empêcher tout passage en force d’éventuels réfractaires au contrôle de leur(s) sac(s). Les contrôles mettent donc en scène au premier plan, des travailleurs, salariés du privé, associés, en arrière-plan, aux forces de l’ordre de l’Etat. Les agents publics sont donc associés à des agents privés, probablement engagés pour l’occasion (ou détachés à Strasbourg durant la période du marché de Noël), qui se trouvent en première ligne dans les contrôles, face aux visiteurs.
Carte des points d'accès au marché de Noël en 2016
Source : ville de Strasbourg, document publié par Rue89 Strasbourg le 8 novembre 2016
L’espace sécurisé correspond au centre historique de la ville de Strasbourg, urbanisé dès le Moyen-Age et regroupant la plupart des quartiers et monuments constitives de la « carte postale » de Strasbourg, comme la cathédrale ou l’ancien quartier des Tanneurs (connu sous le nom de « Petite France »), traversé par plusieurs canaux. Ces quartiers sont également ceux où la densité commerciale est la plus forte, avec une forte présence de grandes enseignes franchisées complétées de nombreux commerces spécialisés ayant remplacé la plupart des commerces de proximité. Le « filtrage » sélectif mis en place à certaines heures et pour certains usagers renvoie à un passé un peu oublié, celui de la ville fortifiée, fermée par une enceinte jalonnée de points d’entrée surveillés et fermés à certaines heures. Plus récemment, on peut constater l’accroissement du filtrage et du contrôle des usagers dans le centre-ville de Strasbourg (comme dans la plupart des villes). Le filtrage a été notamment appliqué aux automobiles, par l’interdiction de certaines rues commerçantes à la circulation automobile (les rues puis les zones piétonnières), à partir du milieu des années 1970, puis l’interdiction du trafic automobile de transit à travers le centre-ville, accompagné de l’aménagement de plusieurs lignes de tramway[3]. Si ce processus de réduction du trafic automobile répond à des nécessités de santé publique comme la réduction de la pollution, améliorant ainsi la qualité de vie des habitants du centre-ville, il répond également à différents processus, parallèles, de valorisation du centre-ville en lien avec le renforcement de sa protection patrimoniale[4]. Si l’on ne conteste évidemment pas la légitimité de la protection de certains ensembles urbains remarquables, on remarquera néanmoins que les régimes de protection s’assortissent, dans l’espace urbain, par des réaménagements, notamment des espaces publics, qui facilitent le renforcement de la densité et de la visibilité commerciale du centre-ville. Les extensions commerciales dans l’espace public (stands, terrasses) sont désormais omniprésentes dans les différentes rues mettant en scène les consommateurs et les produits dans l’espace public ainsi « valorisé », au sens économique du terme. L’arrivée des chalets des marchés de Noël, durant un mois de l’année renforce encore l’emprise, la densité et la visibilité des activités commerciales dans le centre-ville, en occupant la plupart des places publiques, qui se muent ainsi littéralement en espaces commerciaux à ciel ouvert, décorés suivant la thématique de Noël (bois, branches de sapin, guirlandes).
Un point d'accès a marché de Noël : barrières fixes en béton, barrières mobiles pour le passage du tramway, camion en travers de la chaussée (avec une bache publicitaire pour les marchés de Noël, vigiles...
Photo : NF, décembre 2017
L’espace public, déjà largement grevé par des activités marchandes durant l’année, est donc encore plus largement réduit[5], durant la période de Noël, par des surfaces commerciales – producteur de valeur économique pour la collectivité et pour les commerçants, privés. Ces places sont généralement reliées par des rues piétonnes permettant au chaland de flâner sans risque entre les places « marchandes ». La sécurisation et le filtrage mis en place durant le mois de décembre est donc lié à une expansion extrême, temporaire, de la présence commerciale dans le centre-ville. Cette évolution, qui pourrait sembler s’inscrire dans la continuité d’une présence commerciale millénaire, renvoie néanmoins à une dynamique globale de valorisation (dans le sens d’une production économique) de l’espace urbain et, de manière plus générale, de l’occupation des moindres interstices de territoire et de temps qui caractérise généralement l’économie capitaliste, sans cesse en expansion. En effet, si certaines moments et territoires avaient réussi à échapper à l’expansion du capitalisme – empêchant leur valorisation au profit de l’augmentation de bénéfices économiques privés – cette résistance, voire résilience[6]de l’espace, est aujourd’hui largement fragilisée, notamment dans l’espace urbain, qui constitue, depuis l’émergence du capitalisme, un lieu majeur de réinvestissement et de placement du capital produit par l’économie capitaliste et la spéculation[7]. On pourrait encore objecter que la présence marchande constitue une permanence et un facteur de qualité urbaine, dans la plupart des villes et notamment dans une ville bénéficiant d’une position géographique de carrefour comme Strasbourg. En effet, la ville s’est construite et développée autour de grands marchés, ouverts dans les rues, dont témoignent encore certaines toponymes du centre-ville (rue du Vieux Marché aux Poissons, rue du Vieux marché aux Vins… ). L’accès à la ville étant contrôlé par son enceinte, la ville médiévale pourrait, avant même l’émergence du capitalisme, avoir été construite par, pour et autour de lieux de démultiplication du profit marchand privé. Cependant, plusieurs différences majeures distinguent le marché de Noël contemporain des autres foires saisonnières et marchés de la ville médiévale. La première différence réside évidemment dans la structure de la ville elle-même. Si la ville médiévale était (quasi)entièrement contenue dans son enceinte, la ville contemporaine ne se limite pas à l’enclos sécurisé de la « Grande-ile » sur laquelle se concentrent les marchés de Noël. La ville contemporaine se caractérise par l’existence d’espaces différenciés, qui tendent à se spécialiser de plus en plus, tant socialement qu’économiquement et, surtout, fonctionnellement. Il est probable que le centre-ville ancien était générateur, du fait de l’intense proximité des habitants, des commerces, des lieux de production manufacturière, de forts conflits d’usages. Mais le processus de séparation fonctionnelle (d’implosion –explosion pour citer Henri Lefebvre), de la ville durant la seconde moitié du XXe siècle a permis aux rapports de domination économique intrinsèques à l’économie capitaliste de s’inscrire dans l’espace urbain, prolongeant un processus amorcé, au moment de l’émergence de la grande bourgeoisie industrielle, à travers les travaux de remodelage haussmanniens[8]. Si ces travaux ont entraîné des dynamiques importantes de déportation, hors du centre-ville revalorisé, de certaines populations[9], les processus récents ajoutent, à une gentrification qui spécialise socialement le centre-ville, une spécialisation des espaces communs et des fonctions urbaines du centre-ville.
L’expansion du commerce à l’échelle du centre-ville peut s’expliquer par une morphologie urbaine particulière, qui le renforce, mais son ressort majeur semble résulter de rapports économiques, entre la valeur marchande des surfaces commerciales et des surfaces résidentielles, en défaveur des secondes : la valeur immobilière des surfaces commerciales est plus forte que celle des surfaces résidentielles, car le bail commercial associe également une part corrélée à la commercialité du local (désignée sous le terme de « pas de porte »). La sur-densification commerciale visible durant la période du marché de Noël pourrait ne constituer que l’amplification d’une transformation du centre-ville en vaste centre commercial, dont les usagers seraient filtrés pour empêcher, aux heures d’ouverture des commerces, toute manifestation inquiétante susceptible de rompre l’enchantement généré par l’appareil commercial et son attirail décoratif. En effet, l’autre caractéristique spécifique du phénomène que l’on observe aujourd’hui tient à la mise en scène et à ce que l’on qualifierait, pour paraphraser Marx, de fétichisation de la marchandise[10]. Cette fétichisation s’appuie d’abord sur une mise en scène de l’espace urbain, mise en scène qui comporte une scène, mise en valeur, et une « obscène[11] », occultée ou du moins maquillée derrière une apparence ludique et festive. Ce maquillage ne s’étend pas aux dispositifs sécuritaires, qui, malgré des tentatives d’habillage de branches de sapin (en 2016), doivent rester visibles, pour signifier de manière éloquente que l’écart de comportement, nuisible au confort du chaland, sera immédiatement réprimé. L’ « intronisation de la marchandise[12]» comme « fantasmagorie », illuminée, décorée et mise en scène sert avant tout à occulter les rapports de domination capitalistes qui régissent aujourd’hui le fonctionnement du centre-ville et l’ensemble de ses composantes. Cette mise en scène festive et lumineuse des productions de l’économie capitaliste s’appuie sur un récit[13]consensuel et mobilisateur (ici, l’esprit de Noël) dissimulant la violence fondamentale du capitalisme.
Mais la mise en scène qui caractérise les marchés de Noël strasbourgeois évoque plus fortement encore la description, par Walter Benjamin des vitrines et des lumières des passages parisiens[14], qui illuminent et captivent le visiteur, le plongeant dans une situation de saturation et de sidération visuelle notamment théorisée par les experts en mise en scène commerciale, visant à faciliter sa capacité à procéder à des actes d’achats. La densité commerciale du centre-ville empêche le visiteur d’échapper à la possibilité d’acheter, dans un espace jalonné et balisé pour qu’il soit sans cesse confronté à des espaces marchands. La continuité des illuminations (financées par les commerçants et subventionnées largement par la collectivité à hauteur de 300 000 € [15]) ainsi que la signalétique (mise en place par la municipalité) permettent au chaland de ne pas se perdre et de rallier, sans trop flâner dans certaines rues où les commerces sont moins présents, les différents espaces voués à la mise en scène de la marchandise.
Les lieux commerciaux désignés sous le terme englobant de « marchés de Noël » se caractérisent par la présence d’un dispositif architectural spécifique, le chalet. Le chalet (qui se retrouve désormais dans l’ensemble des marchés qui fleurissent dans différentes villes du monde au moment des festivités de Noël), est une petite construction, préfabriquée, démontable, transportable sur un camion et de petite surface permettant de mettre en scène des produits à vendre et, dans le cas des commerces de restauration à emporter, de transformer les aliments pour permettre une consommation directe. Le chalet se caractérise également par une toiture en pente (simple ou double, en fonction de sa taille) et un habillage en bois qui lui a donné son nom. Dans l’espace urbain, le chalet impose sa présence et sa silhouette car il est généralement associé à plusieurs de ses congénères, constituant ainsi des marchés ou des villages, « de Noël ». Le chalet est également présent dans l’espace public par son ouverture sur lui : contrairement à la boutique, qui comporte une porte et un espace de circulation entre les étalages, pour le chalet, c’est la rue, la place publique qui constitue l’espace de circulation interne aux commerces. Ce dispositif spatial s’apparente notamment au modèle du centre commercial, mais s’en différencie de manière cruciale par l’absence de régulation thermique de l’espace marchand.
Les chalets du marché de Noël : des édicules en bois destinés à mettre en scène la marchandise dans l'espace public
Source : 20 minutes, 10 décembre 2014 (image de gauche),
Le Point, 24 novembre 2017, (image de droite).
En effet, le centre commercial, tel qu’il s’est imposé au cours du XXe siècle, s’est caractérisé par la régulation du confort thermique permettant au chaland de perdre son temps dans un climat toujours tempéré. Cette régulation permet, par ricochet, aux vendeurs et vendeuses des centres commerciaux de bénéficier d’un certain confort thermique dans l’exercice de leur travail. Dans le cas du chalet de Noël, le confort thermique est mis à mal par son ouverture sur l’extérieur : le chalet ne comporte pas de vitrine, pas de porte, aucun filtre thermique : l’étal, derrière lequel se tiennent les vendeurs et vendeuses, est largement ouvert, au vent, aux intempéries, simplement protégé de la pluie et de la neige par des panneaux de bois. La température, à l’intérieur du chalet, est donc généralement proche de la température extérieure, contraignant les employés à exercer dans le froid qui caractérise le climat semi-continental strasbourgeois au mois de décembre. En comparaison avec le centre commercial, son modèle, le village de chalets aggrave donc les conditions de travail de ceux qui sont amenés à y exercer. Cet inconfort est renforcé par des horaires de travail (les chalets sont ouverts tous les jours, parfois jusqu’à 22h), qui renforçant les rapports d’exploitation, dans un espace urbain illuminé et décoré, qui contribue à les occulter. On effleure ici l’une des « obscènes » du marché de Noël, qui ne se situent pas en coulisse ou en arrière-scène, mais bien en avant-scène, visible des millions de visiteurs, touristes et habitants, des marchés de Noël strasbourgeois. Comme le filtrage et la sécurisation, qui met en avant la capacité répressive de l’Etat, mettant en scène l’obscène, généralement masqué, le chalet met également en scène l’obscène des rapports d’exploitation capitaliste. Le grand étal largement achalandé du chalet, qui vient au devant du visiteur, en se déployant sans vitrine sur et dans l’espace public, cadre généralement sur un salarié fatigué et refroidi, comme peuvent en témoigner leurs doigts et joues rougies et les volutes d’air qui s’échappent de leurs lèvres, signe que le froid pénètre au plus près de leurs corps durant les longues heures d’ouverture du marché. Il apparaît donc, par cette observation, que le marché de Noël met en scène, sans le cacher, la violence des rapports d’exploitation. Si les rapports d’exploitation ne peuvent pas être ignorés, l’appareil idéologique du capitalisme et la mise en spectacle[16]sert généralement à en masquer les aspects les plus révoltants.
Cette hypothèse – d’une mise en scène de l’obscène – est évidemment habillée, emballée dans un appareillage idéologique tendant à travestir l’espace du centre ville marchandisé en un lieu ludique, convivial, généreux, compassionnel (par la présence de stands d’ONG faisant appel au surmoi charitable du consommateur), conformément aux soi-disant valeurs rattachées à la fête chrétienne de Noël. Dans le cas du marché de Noël, les conditions de travail ne sont donc non seulement pas masquées, tant elles sont flagrantes, mais on pourrait même postuler qu’elles sont mises en scène, à travers les lumières, les décorations des chalets et des rues. Cette mise en scène qui illumine et dévoile les rapports sociaux de domination semble d’autant plus efficace qu’elle s’adresse, en grande majorité, à certaines classes sociales. La fréquentation du Marché de Noël est en effet un passe-temps populaire, c’est-à-dire aux mêmes personnes qui, à un autre moment de leur semaine ou de leur quotidien, en miroir, pourraient se retrouver employées dans un chalet froid sept jours sur sept huit heures par jour. Là se trouve la troisième obscénité des marchés de Noël : le public est mis en scène pour lui-même et face à lui-même, dans tous les rapports de domination qu’il vit lui-même dans la position sociale qui est généralement la sienne.
Ce face à face des classes dominées (qui contribuent par conséquent à la domination) est évidemment l’une des caractéristiques constantes de la société capitaliste. Mais les conditions d’exploitation des employés des marchés de Noël rend ce face à face d’autant plus violent car il est, dans ce cas précis, non pas uniquement présent, simplement, mais mis en scène, emballé, décoré dans des oripeaux ludiques et festifs. La fréquentation du marché de Noël se différencie d’autres activités de fréquentation marchande par son exceptionnalité : non seulement par le nombre de visiteurs, à Strasbourg (plusieurs millions), mais également par ce qu’elle prétend être (une tradition conviviale), alors même qu’elle s’appuie sur une marchandisation de la ville et sur des rapports d’exploitation renforcés.
Cette obscénité s’exerce donc à de multiples degrés, imbriqués : sécurisation, filtrage & commercialisation de la ville ; mise en scène et en spectacle des rapports de domination par, pour, avec les dominés. Cela nous amène non seulement à constater le rôle essentiel des acteurs publics dans l’expansion, dans toutes les sphères de la vie quotidienne, des logiques économiques capitalistes, mais également la conquête, en voie d’achèvement, de l’espace urbain par et pour le capital, supprimant, de facto, tout droit à la villedont la revendication d’une valeur d’usage déliée des rapports de valorisation économique se heurterait, avec toute la violence dont elles peuvent faire preuve lorsque l’ordre social dominant est contesté, aux forces de l’ordre elles-aussi mises en scène.
Notes
[1]Contrevenant à la tradition en place depuis le XVe siècle, le marché de noël a été prolongé depuis plusieurs années au-delà de Noël, jusqu’aux festivités de célébration de la nouvelle année du calendrier grégorien (31 décembre) pour mieux correspondre aux attentes des opérateurs touristiques.
[2]Complétant notamment le réseau de « vidéoprotection » mis en place à partir des années 2000, avec, en 2013, une caméra pour 1400 habitants ; source : Baptiste Cogitore, « Strasbourg, paradis calme de la vidéoprotection, in rue89 Strasbourg, 3 février 2014 url : http://www.rue89strasbourg.com/strasbourg-paradis-videosurveillance-55925, consulté le 13 décembre 2017
[3]Le transit automobile a été interdit en 1992, avant la mise en service de la première ligne de tramway, fin 1994.
[4]Le centre-ville de Strasbourg fait l’objet d’un Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur, instauré en 1985 et d’un classement au Patrimoine Mondial de l’Unesco du périmètre de la Grande Ile, en 1988, agrandi en 2017 en y incluant une partie de l’extension de la fin du XIXe siècle.
[5]On peut ajouter, pour préciser cette rétractation de l’espace public, que les manifestations politiques sont interdites dans l’espace sécurisé du marché de Noël. Les circuits de manifestation doivent se cantonner à la périphérie du centre-ville, réduisant en cela la possibilité d’existence d’un « espace public », au sens habermassien du terme.
[6]Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974
[7]David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville, Paris, Amsterdam, 2013
[8]David Harvey, Paris, Capitale de la modernité, Paris, Les prairies ordinaires, 2012
[9]Par exemple à Strasbourg, avec la percée de la rue du 22 novembre et la déportation des populations dans la cité-jardin du Stockfeld, à six kilomètres au sud.
[10]Karl Marx, Le caractère fétiche de la marchandise et son secret, Le Capital, Livre I, 1867, url : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-I-4.htm , consulté le 13 décembre 2017
[11]Terme que l’on emprunte à Norbert Elias, La société de cour, Paris, Flammarion, 1969,
[12]Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Allia, 2016 [1939]
[13]Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1967
[14]Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, le livre des passages, Paris, Editions du Cerf, 1989
[15]Jean-François Gérard, « strasbourg va continuer de subventionner la moitié des illuminations de Noël, in rue89 Strasbourg, 13 décembre 2017, url : http://www.rue89strasbourg.com/strasbourg-va-voter-une-subvention-identique-pour-les-illuminations-de-noel-129099, consulté le 13 décembre 2017
[16]Guy Debord, ibid.
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