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Roman urbain (5)

Mon immeuble a été repeint. La porte a été repeinte en brun clair, avec les ferrures vert clair, vert d’eau. La poignée en cuivre a été remplacée par une autre, neuve, en laiton. Le cadre de la porte a été repeint de la même couleur que la porte. Les deux marches qui séparent la rue de la porte ont été décapées, révélant la couleur originelle du grès qui a été utilisé, un grès de couleur grise comportant quelques veinures plus sombres, un matériau utilisé par ailleurs sous forme de dalles, dans le vestibule, au rez-de-chaussée de la cage d’escalier qui dessert les appartements. Les boîtes aux lettres ont été remplacées ; aux étroites boîtes en fer blanc ont succédé de belles boîtes de forme cubique, laquées, homologuées par le service public de distribution du courrier. Tous les noms des locataires n’ont pas encore été transcrits aux emplacements réservés à cet effet sur les boîtes aux lettres. Mon nom y a été apposé dès leur installation. Le nom de la plupart de mes voisins n’y figure pas encore. La rénovation de mon immeuble a fait disparaître beaucoup de mes voisins. Les évènements récents sont peut-être à l’origine de cet effacement. Je ne vois plus mes voisins sortir de leur appartement. Je ne les croise plus dans l’escalier. Cela ne peut pas, pourtant, me faire croire qu’ils aient déménagé. Il me semble bien étrange d’imaginer que mes voisins aient pu déménager si soudainement, sans m’en informer, sans que je m’en aperçoive. Un déménagement ne peut pas passer inaperçu. L’arrivée par camion de mes meubles a été remarquée par tous mes voisins. Il me paraît impossible que tous mes voisins aient pu déménager, alors même que certains résidaient dans l’immeuble depuis de très nombreuses années. La dame âgée du quatrième étage logeait dans le même appartement depuis près d’un demi-siècle et ne m’a jamais laissé entendre son souhait de quitter l’immeuble. Elle doit toujours y résider, certainement, enfin, nous ne pouvons pas en douter. Pour sûr, ma venue a été perçue comme une incongruité par des résidents d’un immeuble qui semblait passablement abimé, après plusieurs décennies où il n’avait point été rénové, réhabilité ou transformé. J’ai choisi d’acheter mon logement car j’apprécie de résider dans un quartier où l’aventure semble nous attendre à chaque coin de rue. J’apprécie de ne pas être confronté sans cesse, dans mon quartier, à mes doubles ou semblables.  La rencontre avec l’autre est indéniablement plus passionnante, galvanisante. Mon immeuble constitue certainement un échantillon particulièrement représentatif de la diversité culturelle du quartier. Une large part de mes amis partagent mes préoccupations, et recherchent les émotions aventureuses, les expériences potentiellement épanouissantes, qui ne peuvent naître que du frottement prolongé avec l’autre. Nous nous sommes installé ici, et nous souhaitons tous y demeurer, à fortiori si nos immeubles sont rénovés. D’autres, des autres, ont quitté le quartier, dans une attitude volontairement ostraciste de refus de l’autre, de déni de notre légitimité à résider dans le quartier et de nous y plaire. Dans mon immeuble, je ne croise plus de voisins dans la cage d’escalier. Il me semble que certains résidents ne prennent même plus la peine d’ouvrir leurs volets, pourtant récemment repeints en blanc, donnant à voir, aux passants, une façade d’immeuble entièrement opaque ; seules mes six fenêtres  sur rue sont très rarement occultées par les persiennes.

 

Les habitants de mon immeuble se cachent et paraissent en quête d’un détachement total vis-à-vis du monde extérieur. Le monde est pourtant un vaste terrain de jeux, où chacun peut se procurer le plaisir qu’il souhaite, si sa condition physique et morale le permet. La façade en pierre de l’immeuble a été méticuleusement nettoyée. Les sonnettes, comportant, avant, les noms de chaque résident, ont été remplacées par un nouveau système de filtrage à code chiffré. Il suffit désormais de mémoriser quatre chiffres, qui changent régulièrement, pour entrer dans l’immeuble. Plus personne ne peut venir m’importuner, s ce n’est l’un de mes calmes voisins. Mes amis ne me rendront plus visite sans que je les aie sollicités à cet effet. Mes invisibles et silencieux voisins semblent ne plus recevoir de visites. La quiétude, l’ordre et l’harmonie vont régner, pour longtemps. 



14/02/2015
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