Roman urbain (1)
Le sol venait d’être rénové. Les pavés avaient été changés, les pieds qui habituellement les foulaient aussi. Aux modestes chaussures de grande série avaient succédé de beaux talons aiguilles, des chaussures vernies et griffées, ainsi que quelques chaussures de sport gorgées d’air comprimé. Au dessus des pieds, dans les chaussures, les visages et les habitants avaient changé. Plus de veste bleue élimée, de vieux catogans fatigués par l’âge et les travaux répétitifs, plus de robes larges et informes, mais de fins tailleurs légers, de beaux costumes propres et neufs, de magnifiques sacs aux motifs chevalins, des chemises à carreaux bruns, rouges et bleus. Les sons changeaient aussi. Nous nous efforcions désormais de distinguer le français de l’anglais, ce dernier ayant pris la place des multiples langues originaires d’Europe centrale et du pourtour de la Méditerranée que l’on entendait avant.
Le sol venait d’être nettoyé. Les beaux pavés neufs nécessitaient un nettoyage régulier afin de ne pas abimer pieds et chaussures neufs. Un passage au jet d’eau, puis quelques coups de balai énergiques rendaient quotidiennement sa virginité au trottoir foulé par des milliers de pieds rendus délicats par la moquette des nouveaux trains à grande vitesse. Après avoir patiemment rénové et progressivement réinvesti le quartier, le gouvernement municipal envisageait de remplacer les durs pavés par une moquette douce et vivement colorée, et d’installer au dessous une installation de chauffage ou de réfrigération afin d’y maintenir une température constante. Les pavés ne vieillissaient cependant plus, et la rue rénovée semblait pouvoir demeurer immaculée pour de longues années encore, si les services de nettoyage, de propreté urbaine et de prévention des risques sociaux poursuivaient leur grand œuvre, nécessaire et oh combien long et laborieux. Enfin, à force de détermination, le travail laissait transparaître que le changement inévitable profitait à tous, ou presque, si l’on omet de prendre en compte les opinions émises par quelques pieds moins délicats. Le nouveau sol pavé semblait également mois inciter les autochtones ou les voyageurs à la station assise ou couchée. Enfin, on ne se couche plus, l’ordre et la propreté règnent. L’ordre avait été bel et bien rétabli, stabilisé sous nos pieds, ou par l’intermédiaire de nos pieds en mouvement grâce à des pavés autobloquants. La propreté prenait naissance au moyen de balais et de jets d’eau puissants.
Où était-il passé celui que je saluais chaque matin en allant avec hâte prendre mon train express régional ? Le sol était plus lisse. Mes pas me faisaient glisser plus vite vers la gare, entraîné par le mouvement de mes semblables encravatés. Plus aucune aspérité du sol n’arrêtait le mouvement des hommes, le glissement des mocassins, des bottines à talonnette et des souliers de ville vers la gare de trains de voyageurs. Plus aucun sourire inattendu ne pourrait plus ralentir le flux continu des vies semblables. Vitesse et propreté.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 4 autres membres